mardi 11 novembre 2014

3 - LES PAUVRES SOLDATS DE LA '14"

Je n’aime ni glorifier les guerres ni déifier ceux qui les font, qu’ils soient perdants ou vainqueurs, coupables ou victimes, méprisables ou héroïques.

Je ne voue aucun culte martial et suis plus prompt à dénoncer les méfaits de la guerre qu'à glorifier leurs ignobles artifices. 

Je trouve tristes et lamentables les monuments aux morts. 

Cependant, voyez-vous, je prends le temps d’aller y lire les noms des soldats de la “14” sur les places de nos villages. Et je m’attarde plus volontiers sur les listes des morts gravées sur les plaques commémoratives se ternissant dans le calme des églises et l’indifférence des réalités modernes.

Car même si je méprise les conflits et leurs complices humbles ou puissants qui de gré ou de force y participent, il y a des choses que je respecte et devant lesquelles je préfère me recueillir en laissant de côté mes combats intérieurs : des souffrances révolues, dans des batailles perdues ou gagnées peu importe, événements essentiels qui je crois méritent des prières au lieu d’outrages, que ce soit ici chez nous en France ou là-bas chez ceux qui furent nos ennemis, sur Terre où brille le soleil comme partout ailleurs s’il le fallait.

Je m’attarde sur chaque prénom. Emile... Auguste... Octave... Firmin... Des prénoms désuets d’un siècle révolu, d’un autre âge que le nôtre mais de la même humanité pourtant. Des hommes qui grandirent en pleine lumière, à vingt ans s’enflammèrent pour un premier amour, pour certains pleurèrent de l’avoir bientôt perdu, puis les hostilités venant, tremblèrent sous la mitraille, espérèrent sous les étoiles, enfin tombèrent. 

Avec pour pensée ultime le visage de l’aimée. Alors le mot final de ces pauvres soldats n’était qu’un cri d’amour. Parfois des jurons signaient leur dernier souffle, à l’image de la guerre : baroque, absurde, exaltante, hideuse. Beaucoup appelaient leur mère car ils étaient encore jeunes ces Eugène, ces Emile, ces Octave...

Ou bien s’éteignirent sans bruit avec d’autres secrets dans le coeur, nul ne saura lesquels.

Et moi en me figurant tout cela face à ces plaques commémoratives gisant dans la pénombre des églises dont j’égrène les noms, je songe à ces destins emportés par l'Histoire, dévorés par leur siècle... Devant les noms de ces morts de la Grande Guerre, devant ces Octave, devant ces Emile, devant ces Eugène tués il y a certes 100 ans mais pourtant si proches dans nos mémoires, je me recueille.

Et je pleure. Et je prononce à voix basse les noms de ces Auguste, de ces Octave de ces Louis, de ces Firmin, de ces Ernest, de tous ces soldats perforés par le fer des obus, ensevelis dans les tranchées, ces noms démodés qui trônent dans la poussière du fond des églises, sur les places des villages, dans les salles de mairies, ces noms gravés qui résonnent comme autant de cris dans le silence, qui ne sont que des plaies dans ce monde que nous voulions de paix.

dimanche 9 novembre 2014

13 - LES BEAUX ASSASSINS

Bien sûr ils sont beaucoup plus intelligents que les autres. Nécessairement.

Fortunés, instruits, bottés, coiffés de leurs parures de chefs et bien à l'abri dans leurs salons feutrés en train de déguster thé et biscuits fins, ils devisent avec science et gravité sur la situation, causant économie martiale, tactique et stratégie. Marcel Constantin dans son trou à Verdun vient de recevoir un éclat d'obus à la face. Son corps patauge dans la boue. Le sang de ce qui est à présent un cadavre chaud fait des bulles rouges sur la terre mouillée. Le thé de ces beaux messieurs à cent lieues de là est trop chaud. Léger mouvement de moustaches.

Il y a là le ministre de la guerre, deux ou trois généraux, un grand industriel automobile recyclé dans l'artillerie lourde, quelques personnages importants joliment costumés de cuir et de soie. Marcel est exsangue. Peu importe, il est mort. Son visage mutilé qui fait face au ciel est vite recouvert par une épaisse couche de terre déplacée par un obus ennemi. L'industriel est préoccupé... Le ministre de la guerre exige des garanties de livraison, par conséquent il lui faudra restructurer tout son système de production. Pas simple. La signature est retardée. Il faut trouver un accord rapidement. Le thé est un peu moins chaud, les moustaches se relèvent. Tout s'arrangera bien... Entre gens éduqués, intelligents et bien vêtus, tout s'arrange toujours. D'un sourire courtois on conclut un accord tacite, de principe. La signature se fera le jour-même. De Marcel Constantin il ne reste plus grand-chose. Enfoui dans la terre, enseveli sous le fer et le Mal, on ne retrouvera plus rien de lui, il fait déjà partie de ces milliers de disparus de la Grande Guerre, pulvérisés, détruits, broyés, effacés de la surface du globe par la mitraille et dont pas un seul ossement ne témoignera de leur existence sur cette terre. A cet instant tout est fini pour Marcel. En haut lieu, à cet instant, à cet instant-là, à cette même minute où Marcel vient d'avaler sa dose de boue par la gorge, les orbites, les oreilles et le cul, on ressert du thé aux grands décideurs de ce monde aux moustaches décidément bien frétillantes.

Ils sont beaux, ils sont aimables, ils sont respectables ces personnages importants à la tête des affaires de l'État, de l'industrie, de l'économie... Marcel quelque part sous la boue de Verdun ne les connaissait pas, tous ces beaux messieurs pleins de hauteur et de gravité. C'est normal puisqu'ils sont plus intelligents, plus fortunés, plus instruits et mieux placés que lui.

Eux sous les lambris de la République courroucée contre le Boche, lui dans sa fosse à charognes de Verdun.

VOIR LA VIDEO :